L'affaire de la reconstruction du petit moulin d'Olizy

Où l’on entendra beaucoup parler de l’intérêt public, où l’on verra fonctionner l’administration et la résistance des administrés ; où l’on se rappellera que la concurrence est nuisible aux revenus de ceux qui jouissent d’une position de monopole, où l’on verra fouler les draps, piler le chanvre, et le moulin chômer pendant les grosses eaux ; où l’on constatera aussi que l’usine de la Ferté portait préjudice à celle d’Olizy...


L’affaire commence le 12 janvier 1811 par une pétition au préfet de la Meuse.

En résumé : le meunier d’Olizy gère un moulin situé sur la rivière et qui appartient à un industriel de Sedan. Il demande l’autorisation de reconstruire l’ancien petit moulin situé sur un ruisseau proche du village :

A Monsieur le Comte de l’Empire, préfet du département de la Meuse

 

Monsieur le Préfet,

Jean Lorin, meunier à Olizy canton de Stenay, arrondissement de Montmédy, a l’honneur de vous exposer qu’il tient à bail des Sieurs Thernaux, fabriquants de draps à Sedan, un moulin bati sur la rivière et dont la destination principale est pour une foulerie, servantes aux dits Sieurs Thernaux. Qu’il existait autrefois audit Olizy un autre petit moulin, royé le chemin qui conduit à Nepvant et aboutissant aux terres labourables au midi, et qui étoit alimenté par un petit ruisseau prenant sa source au lieudit Ronchelu et dans lequel aboutissent plusieurs sources provenant des parties supérieures, que depuis sa démolition occasionnée par les guerres, ce local a toujours conservé le nom de petit moulin, que la reconstruction d’une usine dans ce local seroit d’autant plus utile, que toutes les eaux s’y portant, les terres et prez qui avoisinnent se trouveraient saignées et qu’il ne peut en résulter qu’un avantage sensible pour la localité.

Le pétitionnaire qui vient d’acquérir toutes les portions adjacentes à ce terrain, seroit dans l’intention d’y bâtir un petit moulin pour ne se livrer qu’à la mouture des grains, et il y est fortement porté par tous les individus qui, jusqu’ici, l’ont employé et connaissent son exactitude à les servir, mais avant de se faire, il a cru qu’il étoit de son devoir d’avoir l’honneur de s’adresser à vous, Monsieur le Préfet pour en obtenir l’autorisation.

En conséquence il prend la confiance de vous demander qu’il vous plaise lui permettre de faire reconstruire un moulin au lieu où il exitoit autrefois et désigné ci-devant, aux offres qu’il fait de se soumettre a ce qui lui sera prescrit a cet égard.

C’est un père de famille qui n’a d’autre état pour exister, sa moralité est connue, il n’a d’autre désir que de satisfaire ceux qui lui donnent leur confiance, et c’est dans cette vue qu’il invoque votre bienfaisance et votre humanité.

Cette demande du meunier pour établir un second moulin va rencontrer l’administration : la tatillonne sous-préfecture de Montmédy. Le sous-préfet réclame l’avis du maire qui répond que :

Le bâtiment qu’il y propose de construire ne peut être nuisible à la communauté sauf à lui, à laisser le chemin qui conduit à Nepvant libre et dans la largeur ordinaire et praticable, et quant aux eaux qu’il se propose d’y amener à sa construction il prendra avec tous les propriétaires qui l’environnent tels arrangements qu’il avisera bon être.

Le sous-préfet cherche ensuite à savoir pourquoi ce terrain qui était jadis communal a été vendu et avec quelle autorisation.

Le maire explique que l’autorisation est antérieure à la révolution : c’est l’intendant de Metz qui l’aurait donné à un de ces prédécesseurs. Les papiers sont partis au tribunal de Stenay et de là au tribunal du département (qui siégeait à Saint-Mihiel).

Le sous-préfet doit trouver autre chose, il s’inquiète alors de savoir si la reconstruction du petit moulin ne pourrait pas être nuisible aux autres moulins ou aux riverains et si ce moulin est bien nécessaire aux besoins publics.

Le maire procède alors à l’information des habitants (à l’issue de la messe paroissiale). Personne ne s’oppose à la reconstruction. Il précise par ailleurs que :

l’établissement projeté ne peut nuire au jeu de ceux qui existent puisque ce n’est pas le même courant d’eau et la source dont le sieur Lorin entend se servir n’est utile à aucune usine ; que d’un autre coté les saignées qu’il pourra faire ne peuvent qu’être très utiles aux terres voisines

Enfin il précise que :

le besoin public réclame en faveur du dit Lorin, ce moulin qui sera plus à la portée de la commune donnera plus de facilité à ceux qui vont eux-mêmes porter leur grain et veulent être présent à la moutaison, et il ne sera pas à craindre que de grosses eaux arrêtent la manutention

Le sous-préfet demande alors son avis à M. Vincent, ingénieur des ponts et chaussée de Verdun, lequel vient faire son enquête le 28 mars 1812 (facturée 40 francs). Il indique :

d’après un coup de niveau, nous avons reconnu que la prise d’eau peut-être faite au lieu-dit Ronchelu en profitant des eaux de source qui, après avoir arrosé les prés retombent dans le fond d’un valon, l’on peut disposer d’une chute de trois à quatre mètres sans nuire aux riverains, ayant cependant la précaution d’établir dans le bief une vanne de décharge et ménager de petites rigoles pour l’irrigation des prés toutes les fois qu’il sera nécessaire ; faire passer les eaux du trop-plein sur la propriété sans déranger n’y anticiper en aucune manière les chemins de la commune.

L’ingénieur observe qu’il existe depuis très longtemps un moulin dans la commune d’Olizy situé sur la rivière de Chiers, à coté une foulerie de drap, l’un et l’autre appartenant à Messieurs Ternaux demeurant à Sedan. Le nouveau moulin ne peut porter préjudice au jeu de l’ancien, en étant fort éloigné et sur un petit ruisseau qui se jette dans la Chiers beaucoup au dessous de l’ancien moulin ; mais il n’en sera probablement pas de même, sous le rapport du produit, le nouveau moulin qui se trouvera plus rapproché du village sera plus fréquenté. Le maire m’a observé que l’ancien moulin de Mrs Ternaux chôme lors des débordements qui sont fréquents, les roues étant alors noyées, ce qui oblige les habitants d’aller aux moulins de Nepvant ou de Malandry à une grande lieue, et que pendant ces temps pluvieux et de débordements le nouveau moulin ne manquera pas d’eau et suppléera, mais qu’il est à présumer qu’il sera une partie de l’été sans tourner faute d’eau.

L’ingénieur conclut que le nouveau moulin ne peut nuire à la marche de l’ancien moulin, mais

qu’il lui portera préjudice sur le rapport du produit

Il propose que les propriétaires de l’ancien moulin et de la foulerie soient informés et donnent leurs observations.

Le sous-préfet se range à cet avis et demande aux frères Ternaux, manufacturiers à Sedan, ce qu’ils pensent de ce projet.

Etonnamment, ils s’opposent et menacent - avec habileté - de fermer leur propre moulin :

Les sieurs Ternaux frères manufacturiers à Sedan propriétaires d’un moulin à blé & d’une foulerie situés sur la rivière de Chiers, commune d’Olizy département de la Meuse, ont l’honneur d’exposer à Monsieur le Sous-Préfet de Montmédy qu’ils n’ont eu de connaissance officielle de la demande formée par le Sieur Lorin que par l’avis que Monsieur le Sous-préfet a eu la bonté de leur en faire donner.

Ils ont le plus grand intérêt à s’opposer à la construction d’un second moulin dans une commune aussi peu populeuse que celle d’Olizy parce que ce nouvel établissement formé par le fermier actuel ne manquerait pas d’attirer toutes leurs pratiques et réduirait leur moulin à une nullité absolue.

A ce motif d’intérêt particulier les exposants peuvent en ajouter qui tiennent directement à l’intérêt public.

A la vérité leur moulin est obligé de chômer lors des fortes inondations ; c’est l’affaire de 15 jours à 3 semaines au plus dans l’hiver, année commune ; mais monsieur l’ingénieur des ponts & chaussées annonce dans son rapport que le nouveau moulin que l’on se propose de construire pourra être une partie de l’été sans tourner.

Or qu’arrivera t’il ?

Les exposants qui jusqu’ici ont conservé le moulin autant pour ne pas priver les habitants d’Olizy de cette ressource, que pour leur intérêt, ne manqueront pas de lui donner une autre destination s’ils ne trouvent plus à le louer & pendant tout l’été les habitants d’Olizy seront forcés d’aller moudre ailleurs & au loin tandis qu’ils n’éprouvent cet inconvénient que pendant quelques jours de l’hiver.

Sur ces considérations, les exposants croient devoir supplier les autorités de vouloir bien ne pas autoriser la construction demandée par le Sieur Lorin.

 

Sedan le 10 juin 1812.

L’affaire arrive dans cet état sur le bureau du préfet de la Meuse à Bar-sur-Ornain (on avait supprimé pendant la Révolution l’ancien nom jugé trop féodal de Bar-le-Duc, en vertu du principe toujours actuel que le symbole compte plus que les réalités).

Le préfet constate le risque pour la concurrence, la probabilité de voir le second moulin ne pas fonctionner durant l’été par manque d’eau et que la nécessité pour l’usage public n’est pas assez bien démontrée.

Par ces motifs, il refuse d’accorder l’autorisation (juillet 1812).

Première mi-temps : victoire Ternaux.

« Et le temps passe...

s’écoule...

et fuit...

...comme une rivière vers la mer »

Quand, 17 ans plus tard (à la fin de l’année 1829) une nouvelle pétition arrive sur le bureau du préfet, le style fait penser à celui d’un écrivain public.

En résumé : notre meunier est décédé, c’est son gendre qui a repris l’affaire et qui explique que le petit moulin a été reconstruit mais seulement pour piler le chanvre, il demande maintenant la permission de convertir ce moulin en moulin à blé :

A Monsieur le Préfet du Département de la Meuse

 

Le soussigné, Nicolas Simon, beau-fils de Jean Lorain décédé, propriétaire & cultivateur à Olizy, canton de Stenay, arrondissement de Montmédy, a l’honneur de vous exposer que la rivière du Chiers ayant son cours sur le terroir dudit Olizy, il a été depuis plusieurs années, établi par messieurs Ternaux Robert et compagnie fabricants de drap à Sedan, un bâtiment considérable destiné particulièrement à l’usage de foulerie pour les draps ; que dans le bâtiment, il existe un tournant pour moudre différentes espèces de grain, mais seulement secondairement.

Que le Sieur Lorain, beau-père de l’exposant ayant été employé pendant plusieurs années dans cet établissement, et se trouvant très souvent dans l’impossibilité de pouvoir moudre le bled nécessaire au besoin des habitants susdits, s’était déterminé à faire construire sur un terrain qui lui appartenait, au milieu de la susdite commune, un petit moulin à moudre le bled qui serait alimenté par la source de la fontaine de Ronchelu et par plusieurs autres petites sources sans nuire ni porter aucun préjudice à qui que ce soit.

Que le susdit Sieur Lorain ayant été arrêté dans son projet par le dit sieur Ternaux Robert & compagnie, il se vit forcé pour obtenir justice de se pourvoir par devant l’autorité compétente ;

En conséquence de ce pourvoi, Mr le Préfet avant d’émettre son avis sur la construction de ce moulin nomma préalablement, Mr Vincent ingénieur des Ponts & chaussées demeurant à Verdun, à effet de se rendre sur les lieux pour en constater l’état & faire en même temps l’information de commodo & incommodo et entendre dans leurs dires les habitants dudit Olizy, ce qui a été exécuté par Mon dit sieur Vincent avec la plus scrupuleuse exactitude.

Dans l’état des choses, à cette époque il est de notoriété publique, que le rapport fait par monsieur le commissaire ad hoc a été très avantageux au sieur Lorain que tous les habitants du lieu ont émis leur vœu unanime pour l’établissement du dit moulin, usine d’autant plus commode, pour eux, qu’il n’y avait aucun déplacement de leur part, et que d’un autre coté, ce bâtiment ne pouvait porter aucun préjudice à l’établissement des sieurs Ternaux & compagnie, attendu que le petit moulin ne serait pas alimenté par la rivière de la Chiers, mais bien par la fontaine de Ronchelu, et par plusieurs autres petites sources indépendantes de la sus dite rivière dans laquelle elles ont leur embouchure. Quoi qu’il en soit, malgré le rapport avantageux fait par le sieur Vincent en faveur du sieur Lorain, l’état des choses est resté in statu quo. Le sieur Lorain se trouvant empêché dans son louable dessein pour l’utilité publique, changea la destination de son moulin en une usine à filler pour fouler le chanvre, ce changement lui occasionna des pertes considérables et porta un grand préjudice à l’utilité publique.

Le sieur Lorain étant décédé, l’exposant soussigné, son gendre, est vivement sollicité de nouveau par ses concitoyens de renouveler sa demande par devant l’autorité compétente à effet d’être autorisé à changer son usine à fouler le chanvre & la rendre en état de moudre le bled.

Pour démontrer l’utilité de ce petit moulin en faveur des habitants d’Olizy, il suffira de se convaincre que deux mois de l’année au moins, le tournant à moudre le bled, adapté à la foulerie de messieurs Ternaux et compagnie se trouve dans l’impossibilité de moudre, parce que sa roue ne peut manœuvrer à cause du reflux des eaux causé par l’usine construite à la Ferté en aval, en inondant l’usine dudit Sieur Ternaux en amont par les hausses qu’ils apposent sur le déversoir, alors les habitants d’Olizy sont forcés à de longs et pénibles déplacements.

Dans l’état des choses actuellement, l’usine existe, il ne s’agit que d’être autorisé à la rendre en état de moudre le bled.

Depuis son existence aucune plainte n’a été portée par qui que soit, il en résulte qu’elle ne porte aucun préjudice à personne ; en vain le sieur Ternaux & compagnie voudraient-ils s’y opposer, il serait facile de s’apercevoir qu’un vil intérêt serait leur mobile...

Cette demande est appuyée par le conseil municipal d’Olizy en janvier 1830.

L’affaire se termine en juin 1832 par un nouveau rapport au préfet rédigé par le service hydraulique. Les techniciens constatent que la conversion du moulin à piler le chanvre en moulin à moudre le blé a été réalisée sans autorisation. Cependant la marche de ce second moulin ne donne lieu à aucune plainte. L’expert conseille donc de laisser les choses en l’état. Ce qui fut fait... 

 

Fin du match et victoire posthume de notre meunier !


Note

Les gens veulent être présents pendant qu’on moud leur blé, la fameuse méfiance vis à vis des meuniers.

A cette époque, un second moulin était donc vraiment nécessaire à Olizy, le maire l’avait dit en vain (forte population rurale).

Sans doute qu’un moulin à piler le chanvre pouvait tout aussi bien moudre le blé ou être facilement adapté à cette tâche. On peut parier que c’est ainsi que les choses se sont passées : le petit moulin a été reconstruit sans autorisation et il a fonctionné secrètement pour le bien de tous. Imaginons les habitants d’Olizy se rendant au petit moulin avec des sacs de blé cachés sous du chanvre, les jours où les frères Ternaux étaient de passage...

Quant au premier moulin il sera bientôt revendu et converti en usine métallurgique.

Mais quelle fut la destinée du petit moulin, et quand a t’il cessé de fonctionner ?

Remarquons (déjà) la tendance de tout responsable, mis devant un choix, de s’en remettre à l’avis d’expert. Mais alors, quel est le degré réel de liberté d’une telle décision ?


Glossaire

Bief :
Canal qui amène l’eau à la roue d’un moulin.
Chanvre :
Cannabis sativa (classé avec le houblon dans la famille des Cannabaceae), plante jadis très répandue et utile dont on faisait des tissus et des cordages. Il fallait la broyer pour en extraire les fibres. La plante est mâle ou femelle comme l’ortie.
Enquête de Commodo & incommodo :
« avantage et inconvénient » Enquête de durée variable faite avant d’entreprendre des travaux publics.
Moutaison :
action de moudre (terme local ?)
Mouture :
action de moudre, le mot visait aussi la part qui revenait au meunier pour sa rémunération (droit de mouture).
Pratique :
clientèle.
Royer :
ancien terme signifiant le voisinage immédiat ou contigu entre des terrains. En l’absence de cadastre, une terre est décrite par les voisins qui la jouxtent au levant (Est) au couchant (Ouest) au septentrion (nord) au midi (sud).
Tournant :
« terme de meunier. C’est ainsi que s’appelait autrefois la meule de moulin » dict. de Trévoux.
Usine :
« se dit en général des forges, moulins, verreries, faïenceries etc. » On désignait par usine les établissements utilisant la force hydraulique. Le sens du mot évolue avec l’industrialisation au cours du 19ième siècle, il supplante les mots de fabrique et manufacture pour prendre son sens actuel de « grande industrie ».